L’industrie du chiffon, du détritus, jeté à la rue, si elle a fait vivre de tout temps une nombreuse catégorie d’individus, si actuellement elle fournit rien qu’à Paris du travail à plus de trente mille personnes, n’a jamais, croyons-nous, valu à ceux qui l’ont exercée l’estime et le respect de leurs concitoyens. La liste serait longue des édits, ordonnances, arrêtés et mesures de police pris contre les chiffonniers. Ces modestes et utiles travailleurs, sans lesquels chaque année des millions de marchandises seraient entièrement perdus pour l’industrie ont toujours vu s’exercer contre eux les rigueurs de l’autorité.
Il semble que pendant de longues années, on n’eût jamais voulu croire qu’il leur était possible de gagner leur vie rien qu’en ramassant sur la voie publique les débris de toutes sortes provenant de la consommation journalière des grandes villes.
Déjà, en 1701, l’ordonnance du lieutenant de police d’Argenson est pleine de sous-entendus à cet égard.
Elle concerne les chiffonniers qui infectent l’air par les immondices de leur profession.
« Sur le rapport fait à l’audience de police au Chastelet par maistre Pierre Dumesnil, conseiller du Roy, commissaire au Chastelet de Paris, ancien préposé pour le fait de la police au quartier Saint Martin ; qu’il a reçu plusieurs plaintes tant des bourgeois et des propriétaires, que des locataires de la Rue Neuve Saint-Martin ; de ce que plusieurs particuliers chiffonniers et autres demeurants en ladite rue, Cul-de-sac d’icelle et és environ se mettent de trafiquer de chiens, pour la nourriture desquels ils font provision de chair de chevaux qui infectent le quartier, lesquels chiens au nombre de plus de deux cents, ils laschent la nuit et le jour dans la rue, en sorte que des passans en ont esté mordus ; et lorsque ces chiens sont renfermez, ils troublent par leurs hurlements le repos des habitans pendant la nuit... comme aussi... nonobstant les défenses qui leur furent par Nous réitérées l’année dernière de sortir de leurs maisons à minuit et de marcher dans les rues sous prétexte d’amasser des chiffons, ce qui peut donner lieu à la plus grande partie des vols que se font tant des auvents que des grilles et des enseignes, même causer et favoriser les ouvertures des boutiques, salles et cuisines qui sont au rez-de-chaussée, estant facile auxdits chiffonniers d’en tirer avec les crocs dont ils se servent, les linges et la plupart des choses qu’on a coutume d’y laisser ; à quoy étant nécessaire de pourvoir. ..
« Ordonnons que les arrests, statuts et réglemens de police seront exécutez selon leur forme et teneur ; et en conséquence avons fait défenses à tous chiffonniers, chiffonnières et autres, de vaquer par les rues ny d’amasser des chiffons avant la pointe du jour, à peine de trois cents livres d’amende et de punition corporelle… »
Pendant plus d’un siècle, les chiffonniers ont beau protester contre la méfiance dont ils sont l’objet, assurer qu’ils vivent uniquement de leur travail, on ne cesse de les tenir en suspicion. Néanmoins leur nombre s’accroît sans cesse et l’autorité suit cet accroissement d’un œil inquiet. Dans les cités qu’ils se sont bâties, les chiffonniers vivent librement et n’acceptent guère en leur compagnie ceux qui ne sont pas des professionnels du crochet.
Leur nombre devient tel qu’en 1828, M. de Belleyme, un préfet de police d’alors, ordonnança lui aussi contre eux et les contraignit de porter la médaille. Cette médaille était en cuivre, de forme ovale, et mentionnait les nom, prénoms, l’âge et signalement du titulaire, ainsi qu’un numéro d’ordre. Le sobriquet devait aussi y être indiqué.
De plus le numéro devait être inscrit sur la face extérieure de la hotte en chiffres percés à jour de « 54 millimètres de hauteur ». Ce même numéro devait encore être reproduit « en couleur noire » sur une des vitres de la lanterne.
— De cette façon, pensait sans doute M. de Belleyme, nous saurons au moins exactement le nombre des chiffonniers.
L’illusion dura peu. La tentative d’embrigadement échoua. On se repassait les médailles. Les « vieux » les donnaient à leurs enfants. Pour être en règle avec le sergent de ville on changeait de sobriquet, et tout était dit. Cela donnait même lieu à des scènes amusantes qu’ont vues les vieux Parisiens. Un sergent de ville s’avançait au milieu d’un groupe de chiffonniers.
— Comment vous appelez-vous ?
— Moi ! l’Hareng-Saur !
— Et vous ?
— Boule-de-Suif, m’sieur l’agent.
— Et vous ?
— Attendez, j’m’en rappel’ plus, disait avec aplomb un gamin. Voilà. Tromp’-la-Mort !
Et, en effet, les médailles portaient bien les sobriquets indiqués. Seulement l’Hareng-Saur était une grosse matrone aux chairs flasques débordant du caraco. Boule-de-Suif, au contraire, était un grand gaillard maigre et dégingandé. Quant à Trompe-la-Mort, son extrême jeunesse ne justifiait pas le moins du monde son sobriquet.
— Voyons un peu, disait l’agent, qui s’était emparé des médailles. Boule-de-Suif, cette médaille n’est pas à vous ! Votre signalement ne correspond pas du tout à celui-ci.
— Comment, c’est pas moi Boule-de-Suif, s’exclamait l’homme en se croisant les bras. Eh ! bien alors. c’est trop fort ! Dis toi. l’Hareng-Saur, comment que j’m’appelle ?
— Boule-de-Suif !
— Et toi, Tromp’-la-mort.
— Boule-de-Suif, répétait comme un écho le gamin qui se tenait les côtes.
— Vous voyez bien, m’sieur l’agent, reprenait triomphalement l’incriminé !
La même scène se renouvelait si l’agent s’attaquait aux deux autres biffins. Evidemment les médailles ne leur appartenaient pas. Mais que faire ? Les arrêter parce qu’ils ramassaient des chiffons ? L’agent s’éloignait sans mot dire pendant que les trois compères reprenaient en toute hâte le crochet.
Les choses restèrent donc en l’état pendant de longues années. L’autorité ne pouvant faire autrement fermait les yeux. L’indulgence dont elle usait à l’égard des chiffonniers se justifiait, il est vrai, par d’autres considérations. Passant une partie de la nuit dans les rues, fréquentant les bouges et les tavernes, les chiffonniers étaient tout indiqués pour servir d’indicateurs à la police. Aussi avait-on concédé des médailles à un certain nombre de forçats libérés. Pendant longtemps, le mot chiffonnier fut presque synonyme de « mouchard » et nous croyons que cela est surtout la cause du mépris que, même parmi le peuple, les chiffonniers se sont toujours vu témoigner.
Quoi qu’il en ait été, cet état de choses ne dure plus depuis qu’une nouvelle réglementation a prescrit l’usage des boîtes à ordures. En tant qu’indicateurs de police, les biffins ne peuvent plus rendre de services, ne passant plus comme autrefois la majeure partie de leurs nuits dans la rue.
A cette époque que bénissent les « vieux du crochet », qui se la rappellent, les démolitions n’avaient pas encore chassé vers les fortifications la population chiffonnière. Elle occupait le Faubourg-Saint-Marcel, la Montagne-Sainte-Geneviève, la rue Sainte-Marguerite. Obéissant à une police spéciale, à des coutumes particulières, elle formait dans la capitale une autre cité, dont le continuel accroissement ne laissait pas que d’inquiéter l’autorité. Les lazzaroni parisiens n’avaient pas encore devant eux le spectre de la concession. Heureux dans leur misérable condition, n’ayant et ne voulant avoir d’autre souci que celui de récolter chaque nuit de quoi boire le lendemain, ils vivaient alors les beaux jours de leur histoire. Davantage qu’aujourd’hui, le fumier des rues leur procurait leur subsistance. On connaissait moins la valeur des objets, les caisses d’épargne n’existant pas encore, les cuisinières, les bonnes, étaient moins rapaces, et les tas renfermaient souvent des aubaines pour les chiffonniers. Ils avaient leurs cabarets, leurs auberges spéciales, tel cet établissement : « A l’hazard de la Fourchaite », situé dans les environs de la place Maubert et où l’on dînait pour un sou. Voici comment l’on procédait dans cette philanthropique institution. Plusieurs kilos de rogatons, « d’arlequins » innommables, étaient mis pêle-mêle dans une vaste marmite, et sans doute, pour empêcher les clients de choisir d’avance leur morceau, on recouvrait le tout d’eau chaude, à la surface de laquelle les graisses les plus diverses venaient former une couche protectrice. Lorsqu’il avait donné d’avance son sou, le client était autorisé à « piquer » dans la marmite avec une grande fourchette. Malheur au malchanceux. Il risquait de ne ramener qu’une couenne de lard à peine ramollie par l’eau chaude, qu’une patte de canard à demi dépouillée. Heureux celui qui harponnait une moitié de tête de mouton !
Un établissement analogue fonctionna plus tard dans la rue de la Gaieté, près de la Chaussée-du-Maine, où se trouvaient des cabarets fréquentés aussi par les chiffonniers des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau.
Dans un cabaret, barrière du Maine,
Au temps où le vin se vendait six sous,
Lorsque pour six blancs on avait sans peine
Un plat de goujons et de lard aux choux,
Un vieux chiffonnier à la mine altière
Casquette levée et le croc au poing
S’en vient demander si sa personnière [1]
N’est pas par hasard restée dans un coin ?
Cette chanson date de 1825.
Une des cours de la Californie donnait aussi accès sur la Chaussée-du-Maine. La « Californie » nom pompeux et séduisant ! Toute une génération de biffins, d’ouvriers, de bohémiens des lettres et des arts y a pris ses repas. La dépense se soldait toujours avec 40 ou 50 centimes.
Autour des Halles surtout, la maison de Paul-Niquet fut pendant longtemps célèbre. Exploités sans vergogne et même souvent maltraités dans ces cabarets qui leur étaient spéciaux, les chiffonniers, chaque nuit, de minuit à cinq heures du matin, n’y en allaient pas moins boire le « camphre » ou le casse-poitrine. Pour éviter l’encombrement, il n’y avait parfois, ni bancs, ni chaises, mais seulement à l’usage des consommateurs des cordes pendant du plafond jusqu’à hauteur de moitié d’homme. Assommé par l’alcool, l’un d’eux roulait-il sur le sol, il était emporté par le tavernier, jeté plutôt dans une sorte de cachot à peine garni de paille. Bien loin de se plaindre, il faut dire que si, à moitié dégrisé, l’ivrogne retrouvait sur lui quelques centimes, il revenait les échanger contre de nouveaux verres de « fil-en-quatre ».
Rue des Marmousets, existait une maison de ce genre, que, par mesure de précaution la police faisait fermer le lundi et le dimanche à trois heures de l’après-midi.
Dans le Nouveau Paris de Labédollière nous trouvons, magistralement esquissée, la physionomie de ces chiffonniers dont plusieurs, les Liard, les général Bertrand sont restés célèbres.
« …C’est dans le XIIIe et dans une partie du Ve, dit l’auteur, que sont cantonnés les chiffonniers parisiens.
Lorsqu’un homme est sans ressources, et qu’il peut en trouver en fouillant dans les tas d’ordures, il faudrait qu’il n’eût pas sept francs [2] dans sa poche pour se priver d’une hotte et d’un crochet. Dès qu’il est armé chiffonnier, dès qu’il s’est familiarisé à l’ignominie de ce sale métier, après l’avoir adopté par nécessité, il le continue par inclination. Il se complaît dans sa vie nomade, dans ses promenades sans fin, dans son indépendance de lazzarone. Il regarde avec un profond mépris les esclaves qui s’enferment du matin au soir dans un atelier, derrière un établi. Que d’autres mécaniques vivantes règlent l’emploi de leur temps sur la marche des horloges, lui, le chiffonnier philosophe, travaille quand il veut, se repose quand il veut, sans souvenirs de la veille, sans soucis du lendemain. Si la brise le glace, il se réchauffe avec des verres de « camphre » ; si la chaleur l’incommode, il ôte ses guenilles, s’allonge à l’ombre et s’endort. A-t-il faim ? Il se hâte de gagner quelques sous et fait un repas de Lucullus avec du pain et du fromage d’Italie. Est-il malade que lui importe ? — L’hôpital, dit-il, n’a pas été inventé pour les chiens.
Diogène jeta sa coupe ; le chiffonnier n’a pas moins de dédain pour les biens de ce monde. C’est un chiffonnier ivre et titubant, qui, décoiffé par son propre roulis, adressa à son chapeau bosselé qui gisait sur le sol cette apostrophe pleine de logique : Si je te ramasse, je tombe ; si je tombe, tu ne me ramasseras pas : je te laisse.
Soumis à toutes les privations, le chiffonnier est fier parce qu’il se croit libre. Il traite avec hauteur le marchand de chiffons même, auquel il porte la récolte du jour, et dont il reçoit de temps en temps de légères avances sur celle du lendemain. — Si tu ne veux pas m’acheter, j’m’en fiche pas mal, j’irai ailleurs, dit-il, et il fait mine de s’éloigner. On aperçoit son orgueil à travers les trous multipliés de sa veste ».
Vers 1853, la gent que fait vivre la poubelle était encore en possession de la rue Mouffetard, du faubourg Saint-Marcel, de la rue Sainte-Marguerite. Il y avait à Paris 28 spéculateurs qui achetaient aux chiffonniers leurs hottées pour trier, laver les marchandises, et les revendre aux industriels. Le chiffre d’affaires était évalué à plus de 1.600.000 francs.
Les chercheurs de nuit, les « coureurs » étaient au nombre de 1.400 environ, puisqu’il n’a jamais été possible d’établir leur nombre d’une façon exacte.
De M. Victor Fournel, qui en 1858, sous le titre : Ce qu’on voit dans les rues de Paris, a fait une intéressante étude sur les habitants des cités, nous reproduisons cette page qui traite de leurs mœurs et de leur moralité.
« Les chiffonniers sont placés à un degré plus haut à les en croire que les balayeurs, un degré plus bas, à en croire les balayeurs.
Pour moi, je suis assez de l’avis des chiffonniers. II y a dans leur profession quelque chose de plus original, qui sourit à une imagination vagabonde, quelque chose aussi de plus indépendant qui semble mieux d’accord avec la dignité d’un homme libre.
……J’ai rencontré des chiffonniers qui se drapaient dans leurs guenilles comme Diogène dans son manteau troué. Un autre point de ressemblance avec Diogène, c’est que, comme le célèbre cynique, le chiffonnier porte une lanterne, non toutefois pour chercher un homme, il se soucie bien d’une pareille misère - mais pour chercher le pain et le litre de chaque jour au coin des bornes. Tout lui est bon. Il ramasse non seulement les morceaux de papier qu’il pique d’un coup sec et sûr dont j’admire chaque fois la prestesse, mais les vieux os et les vieilles ferrailles, les clous, les boutons, les fragments de ficelle, de fil et de ruban.
Les chiffonniers sont dédaigneux à l’égard du bourgeois ; ils ne frayent qu’entre eux ; ils forment une société à part qui a des mœurs à elle, un langage à elle, un quartier à elle, auquel on peut à peine comparer les rues hideuses et méphétiques où était acculée, grouillante et sinistre, la population juive du moyen âge. Ils sont formés en associations régies par de vrais statuts. Ils honorent leurs anciens et les alimentent pieusement de tabac et d’eau de vie aux frais du Trésor public. Ils ont leurs restaurants, leurs hôtels, leurs cafés, leurs marchands de vins, leurs bals et leurs guinguettes, certains d’avance que personne ne tentera de leur en disputer la possession exclusive. C’est un peuple de Grugaris en campement dans Paris, peuple sombre et déguenillé, ayant l’ivresse bruyante et terrible, le regard fauve sous un sourcil épais, la barbe sale et la voix avinée. Ils inspirent une peur instinctive au digne citadin qui les regarde comme une famille de ré- prouvés et de maudits.
C’est une chose difficile à éclaircir que la moralité des chiffonniers. J’ai lu jadis dans la Gazette des Tribunaux qu’ils se recrutent presque toujours parmi les voleurs émérites et les forçats libérés, et que bon nombre d’entre eux tirent même la jambe droite en marchant comme s’ils y portaient encore rivé le boulet du bagne. D’un autre côté, je viens de voir dans un article composé par un écrivain qui a fait sa patrie littéraire du quartier Mouffetard qu’en dépit des calomnies ce sont les plus honnêtes gens du monde, et qu’il est bien rare que la Cour d’assises ait quelque chose à démêler avec eux.
Il y a dans la hiérarchie des chiffonniers, comme partout, les patriciens et la populace. Les premiers qui se désignent eux-mêmes sous le nom de Chambre des pairs portent une large hotte qui s’arrondit orgueilleusement sur leur dos, ils ont un croc long et solide, une lanterne intacte et qui projette un éclat suffisant pour protéger leurs recherches. Les autres, des débutants ou des anciens, victimes d’un revers de fortune sont réduits à un simple panier presque toujours sans anse ou bien à un sac ; la lanterne ébréchée ne donne qu’une lumière sombre et fumeuse ; le croc est fabriqué dans les proportions les plus exigües, quelquefois il manque tout à fait, et le chiffonnier fouille avec ses ongles les ordures banales de la voie publique. Chacun a son domaine à parcourir, celui qui empiéterait sur la propriété dévolue au voisin courrait grand risque de périr sous les crochets de ses confrères indignés, tout au moins serait-il roué de coups de poing, noté d’infamie, et perdu d’honneur dans toute l’étendue de la montagne Sainte-Geneviève.
Il ne pourrait plus se montrer sans soulever des colères formidables dans les principaux centres de réunion du quartier « au Bon Coing », par exemple, ou au « Pot tricolore ».
Mais ces empiètements sont rares ; les chiffonniers ont leur manière à eux de comprendre le devoir et la moralité, et de faire la police de leur république. »
Ajoutons qu’à cette époque le point central de réunion de la corporation était à la barrière Poissonnière et se nommait la « Chambre des députés ».
Cependant, à plusieurs reprises, la Ville de Paris avait reçu des propositions émanant d’industriels et de financiers. Il ne s’agissait de rien moins que de concéder à une Société constituée à cet effet le monopole de l’enlèvement des ordures ménagères. En 1861 surtout, la combinaison faillit aboutir. Un nommé Drevet entama des pourparlers avec l’Administration. Il s’engageait à prendre à son service tous les chiffonniers médaillés, qui, du coup, allaient être privés de leur gagne-pain.
Avec beaucoup de bon sens, le préfet de police s’éleva contre ces projets, qui tendaient à asservir les chiffonniers, à les rendre tributaires d’une Société. Il fit voir le danger qu’il y avait à s’attaquer aux sentiments d’indépendance si fortement ancrés chez eux, et finalement, la proposition fut repoussée.
En 1870, nouvel émoi dans le clan des biffins. Le 11 septembre, le gouvernement de la Défense nationale interdit les dépôts d’ordures sur la voie publique. Mais d’autres soucis détournèrent l’attention des gouvernants et l’arrêté ne fut à peu près pas mis en vigueur.
C’était cependant comme un signe avant-coureur de la réforme qui allait être effectuée par M. Poubelle en 1834. On enjoignait aux propriétaires d’avoir à munir leurs immeubles de boites spéciales dans lesquelles les locataires devraient déposer leurs ordures. Dans les quartiers aisés seulement, on se conforma aux prescriptions. Il y eut des boites « ad hoc » et, dans beaucoup d’endroits, trop grands personnages pour remplir ces humbles fonctions, les concierges chargèrent des chiffonniers d’aller chaque matin vider les nouveaux récipients.
Ces chiffonniers privilégiés qui, bientôt eurent leurs maisons attitrées se virent, du coup, à peu près assurés de faire chaque jour une bonne récolte. Les coureurs, ceux qui continuaient à explorer les rues, la hotte sur le dos, les envièrent. On les appela des placiers.
C’est donc de cette époque surtout que date la division des chiffonniers en deux catégories : les titulaires de places et les aventuriers.
Deux ans plus tard, M. Léon Renault, préfet de police, s’avisa qu’il fallait mettre un terme à la tranquillité dont jouissaient les habitants des cités. L’Administration, dans un esprit fort louable d’ordre et de régularité, fit procéder à un recensement général.
« Tous les chiffonniers possesseurs et titulaires d’anciennes médailles, et aussi, le cas échéant, les individus, qui, bien que ne s’étant pas jusqu’à présent conformés aux dispositions de l’ordonnance de 1828, ne se livrent pas moins depuis un certain temps et d’une manière soutenue au chiffonnage, et y trouvent des moyens d’existence suffisants, recevront une médaille de forme nouvelle contenant les indications suffisantes pour permettre de contrôler l’identité du porteur ».
On enleva donc aux chiffonniers ces fameuses médailles qu’on leur avait déjà fait payer, et on les informa qu’ils avaient un délai de deux mois pour se faire inscrire aux bureaux de l’Administration. Ceux qui se présentèrent reçurent une nouvelle médaille légèrement modifiée et. qu’ils durent payer à nouveau comme s’ils n’en avaient jamais possédé.
Mais beaucoup de biffins, se rappelant sans doute le sort qu’avaient eu les précédentes ordonnances, tirent les sourds.
— Ça fera une de plus qui ira rejoindre les autres, disaient-ils sans s’émouvoir.
Le malheur voulut que cette fois, M. Renault veillât à l’exécution de son arrêté. Lorsque les deux mois de délai furent révolus, après une prolongation de quelques semaines, on refusa impitoyablement de délivrer des médailles aux retardataires. Vieillards infirmes, femmes, gamins eurent beau supplier. Ce fut en vain. Alors, il arriva ce qui devait arriver. La fraude commença, si toutefois on peut appeler ainsi l’action de ramasser sur le pavé des détritus perdus pour tout le monde. Allez donc empêcher une chiffonnière d’emplir sa hotte ! Convaincue une fois de plus de son impuissance à embrigader les chiffonniers, l’Administration dut fermer les yeux.
Il pouvait sembler aux tenaces « biffins » qu’après toutes ces alertes, ils allaient enfin connaître de longues années de calme, qu’on ne s’occuperait plus d’eux. Erreur ! En 1875, le Conseil municipal remet sur le tapis la question des ordures ménagères. Une commission est nommée pour résoudre le problème, et M. le docteur Bouchardat, rapporteur, propose des réformes que tout le monde juge excellentes, mais qui n’en sont pas moins oubliées pendant une dizaine d’années.
— Sera-ce cette fois la fin de nos tourments, se demandent les chiffonniers ?
Non pas. Les beaux jours, ou plutôt les belles nuits de votre industrie sont comptés. Allez librement de bas en bas, la hotte sur le dos, le crochet d’une main et la lanterne de l’autre. Les ordures sont encore à vous. Profitez-en. Pendant les longues soirées d’hiver, sans souci du froid, du vent ou de la neige, vous pouvez, en ne perdant pas une minute, remplir plusieurs fois votre cachemire d’osier . Jusqu’à minuit vous avez le droit de « vaquer par les rues », à la recherche des os et des chiffons. Ce bon temps ne durera pas.
Voici venir M. Poubelle, qui, comme l’a spirituellement écrit un chroniqueur, se dit :
— Nous ne pouvons arracher le chiffonnier au tas d’ordures, eh ! bien, arrachons le tas d’ordures au chiffonnier !
Le 7 mars 1884, date que vous avez tous maudite. ô biffins ! un arrêté enjoint aux propriétaires des maisons de rapport d’avoir à faire usage de boîtes en métal dans lesquelles les locataires devront déposer les immondices dont ils veulent se débarrasser. Nous ne saurions faire autrement que de reproduire cet arrêté qui déchaîna tant de colères.
ARTICLE PREMIER. — Il est complètement interdit de projeter sur la voie publique, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, les résidus quelconques de ménage ou les produits de balayage provenant de l’intérieur des propriétés privées ou des établissements publics.
ART. 2. — A partir du 15 janvier 1884, le propriétaire de tout immeuble habité sera tenu de faire déposer chaque matin, soit extérieurement sur le trottoir, le long de la façade, soit intérieurement près de la porte d’entrée, en un point parfaitement visible et accessible, un ou plusieurs récipients communs de la capacité suffisante pour contenir les résidus de ménage de tous les locataires ou habitants. Le dépôt de ces récipients devra être effectué avant le passage du tombereau d’enlèvement des ordures ménagères, enlèvement qui doit commencer à six heures et demie du matin pour être terminé à huit heures, en été, et commencer à sept heures pour être terminé à neuf heures, en hiver.
Les récipients doivent être remisés à l’intérieur de l’immeuble, un quart d’heure au plus après le passage du tombereau d’enlèvement…
ART. 3.– ……Les récipients seront munis de deux anses ou poignées à leur partie supérieure. Ils devront être peints ou galvanisés et porter, sur une de leurs faces latérales, l’indication du nom de la rue et le numéro de l’immeuble en caractères apparents. Ils devront être constamment maintenus en bon état d’entretien et de propreté, tant intérieurement qu’extérieurement, de manière à ne répandre aucune odeur à vide.
ART. 7. — Il est interdit aux chiffonniers de vider les récipients sur la voie publique ou de faire tomber à l’extérieur une partie de leur contenu pour y chercher ce qui peut convenir à leur industrie.
Fait à Paris, le 24 novembre 1883.
Signé : E. POUBELLE.
Cet arrêté venait à la suite de l’épidémie de choléra. Pendant un mois, on ne parla pas d’autre chose. Pensez donc quelles protestations dans le clan des chiffonniers ! Les journalistes s’emparèrent du sujet, les uns prenant parti pour le préfet de police au nom de l’hygiène et de la salubrité publiques, les autres, au nom de la salubrité publique aussi, réclamant le retour à l’ancien état de choses.
— Il n’est pas étonnant que des épidémies se déclarent, disaient les premiers. Ces amas d’immondices qui séjournent toute une nuit dans les rues infectent l’atmosphère. La mortalité va diminuer avec le nouveau système.
— Erreur absolue, répondaient les autres. Ces milliers de boîtes à ordures vont être des foyers de pestilence. N’est-il pas plus facile de nettoyer le pavé à grande eau, lorsque les tas ont été enlevés. Attendez quelque temps, vous allez pouvoir juger des effets de votre nouvelle réglementation !
Quant aux chiffonniers, ils ne trouvaient pas d’expression pour gratifier la mesure qui les frappait. Soutenus par un grand nombre de journaux, ils organisèrent des meetings et envoyèrent à la Chambre une délégation composée de trois ouvriers et d’un maître chiffonnier. La déposition de l’ouvrier François, dit Bijou, fit surtout sensation. Les chiffres qu’il portait à la connaissance de la Commission sont assez éloquents par eux-mêmes.
— J’ai dressé, disait-il, une liste qui comprend trois cent neuf familles de chiffonniers prises au hasard et deux cent quarante-quatre enfants. Avant l’arrêté, les signataires de cette liste gagnaient ensemble 660 fr. 05, ce qui représente une moyenne de 2 fr. 25 par personne. Depuis l’arrêté, avec le même travail, ils ne gagnent plus que 1 fr. 05. Il est bien entendu que les enfants ne sont pas compris dans le nombre.
Un autre délégué, M. Aniel, fait une déposition qui nous indique exactement comment s’est formée cette catégorie des placiers.
Avant 1851, il n’y avait presque pas de placiers.
Il y avait alors vingt-cinq mille chiffonniers, sur lesquels vingt mille n’avaient pas de médaille. La rue était meilleure qu’aujourd’hui. Le commerce était florissant. Alors, qu’arrivait-il ? S’il se trouvait parmi nous un homme infirme, on lui disait : « Dans cette rue, il y a une dizaine, une quinzaine de mannes, où vous trouverez à faire votre affaire sans avoir besoin de courir toute la matinée la hotte sur le dos. »
Voilà comment se sont formés les placiers. Mais il y a toujours une certaine jalousie dans tous les métiers. Il s’est rencontré des jeunes gens qui, par paresse, se sont dit : « Pourquoi aurions-nous plus de mal qu’un autre ?... Voilà une rue qui est bonne, nous allons nous en emparer. Mais dans cette sorte de privilège des places, il n’y a qu’une tolérance ; la médaille qu’on nous délivre nous permet d’aller chiffonner partout. J’ai le droit d’aller chiffonner à Passy, à Saint-Denis, à Vincennes. Quand la matinée n’a pas été bonne, je prends ma petite voiture à bras que je me suis fabriquée moi-même, et je m’en vais ramasser du verre cassé.
La situation du placier est meilleure que celle du coureur, parce que, à force d’aller toujours dans le même quartier, il se fait connaître des concierges, des boutiquiers, il acquiert une certaine confiance. Le concierge, qui a une certaine tendance à la paresse, qui aime bien rester couché jusqu’à neuf heures, habitué à le voir tous les jours, lui dit : « Vous viderez ma boîte » ; puis, peu à peu, on lui permet de monter à tous les étages, jusqu’au quatrième ou au cinquième ; il va chercher les boîtes du haut en bas de la maison : il a soin d’en enlever tout ce qui peut être utilisable, c’est son intérêt, et moi, coureur, quand j’arrive, lorsque j’use de la permission que le préfet nous accorde, de vider la boîte sur une toile, je travaille dix ou quinze minutes et je ne trouve rien. Je vais ailleurs, et c’est le même truc ».
Le préfet, avec la boite, a donc créé un monopole pour les placiers aux dépens du coureur.
Georges Renault - Les rois du ruisseau - 1900
Au pays des chiffonniers
En 1928, Georges Lacombe, alors assistant de René Clair, filme les chiffonniers qui occupent la zone.
Sa caméra étant fixe, il soigne particulièrement les cadres et livre au spectateur un document pétri de réalisme et de poésie mêlées. On y voit notamment la danseuse La Goulue, tombée dans la mouise, à la fin de sa vie.
C’est ici...