Un soir d’hiver – Mlle Clorinde et Privat – Souvenirs d’Alexandre Pothey – 1882

Il y a déjà beaucoup plus de vingt ans que mon ami Alexandre Privat d’Anglemont est mort, et cependant, très souvent, je songe à ce cher compagnon de ma jeunesse. Pourquoi, cela ? C’est que Privat, contrairement à bien d’autres, ne s’est jamais écarté des sentiers un peu ardus de la Bohême pour aller croquer sur les grandes routes des os de dindons de l’esclavage. Dans son portrait, tracé par lui-même, il dit « Le loup maigre n’a rien, n’est rien ; il ne veut rien être. Il agit, à sa guise, joyeux, pauvre et fier de son indépendance et de sa liberté. Il n’a jamais été ni assez fou, ni assez ambitieux pour renoncer à ces bonnes choses-là. Il fuit l’attache, il a l’horreur de la contrainte, il vit à sa fantaisie, il est opposant né, il a le bonheur de n’avoir même pas une démission à donner ». Or, un soir, Privat eut une aventure. Mademoiselle Clorinde était une courageuse créature qui, pour toute fortune, possédait cinq francs. « Elle joignait à l’ardeur méridionale, la fiers, la poésie, l’éthéré, la blancheur, la santé et morbidesse des femmes du Nord », maïs en réalité, chaque nuit, quand arrivaient les maraîchers de la banlieue, elle achetait sur le carreau des Halles pour cent sous de choux en gros. Pendant la matinée, elle poussait dans les rues une petite charrette en criant des légumes qu’elle vendait en détail aux ménagères « Des choux, des poireaux, des carottes. Navets, navets ! » Vous connaissez la romance. Tout comme un gros boursier, elle vivait de ses différences. Un vilain soir d’hiver, dans la rue Saint-Denis, Privat d’Anglement trouva Mlle Clorinde assise sur une borne. La pauvre fille pleurait à chaudes larmes. Elle avait fait un faux pas sur le pavé glissant, et, dans sa chute, non seulement elle s’était blessée à la tête et aux mains, mais encore de ses vêtements déchirés, la pièce de cinq francs avait roulé dans un égout. Clorinde était ruinée, complètement ruinée. — Consolez-vous, ma belle enfant disait Privat, et ne sanglotez plus ainsi. J’ai six sous, les voilà. Entrez boire la goutte chez Bordier et réchauffez-vous. Avant une heure, je vous rapporterai vos cent sous. Il est tard, c’est vrai mais j’ai beaucoup d’amis très riches, et, pour sûr, je rencontrerai quelqu’un qui me prêtera la somme. Voyons, soyez calme et espérez. Il y avait une première représentation au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Pendant le troisième acte, le docteur Sandon était resté seul au foyer. Appuyé contre le chambranle de la cheminée, il rêvait en se brûlant les tibias. C’était un excellent homme que ce cher docteur. Indulgent, bon, serviable, il nous aimait tous, et tous nous l’aimions. Il avait pourtant un défaut ; il ne pouvait pas souffrir Privat d’Anglemont. Dites à un chanteur qu’il ne connaît rien à la sculpture, à un sculpteur qu’il chante mal, au premier Français venu qu’il n’entend rien à la médecine, et vous soulèverez ainsi les plus violentes colères. Or, Sandon avait énormément d’amour-propre littéraire, et il croyait que Privât blaguait ses romans. Aussi, en voyant entrer son ennemi au foyer, il fronça les sourcils et boutonna son habit noir jusqu’au col. Mais Privat accourut les bras ouverts : — Ah ! cher maître, s’écria-t-il, que je suis aise de te voir ! Je te cherche depuis quatre heures ; j’ai été chez toi. — Pour m’emprunter quelque chose ? — Ne plaisante donc pas. Je viens te demander la clef de ton appartement. — Ma clef ? Et à quel propos ? — Sois sérieux, parlons bas et vite, car je suis pressé. Ledru-Rollin est à Paris. Depuis midi, nous courons pour arranger des affaires qui ne peuvent se terminer que demain matin. La police est sans doute instruite. Ledru ne peut coucher ni dans un hôtel, ni chez moi qui suis signalé. Nous avons parlé de toi ; il se souvient de t’avoir vu jadis à la Réforme et j’ai pensé. — Comment, il se souvient ! — Certainement, parbleu ! D’ailleurs, à Londres, les exilés lisent tout ce qui se publie en France. Ledru connaît par cœur ton Manuel hygiénique des passions, et il aime beaucoup ce roman que tu as fait paraître dernièrement. — Pain-Sec ? — Précisément. Nous avons donc été chez toi, puis au café, au cercle, sans te rencontrer. Je désespérais, quand, tout à l’heure, je me suis souvenu que tu pouvais être ici. Du reste, notre ami m’attend dans un fiacre, et, si tu le désires, j’aurai grand plaisir à te présenter. — Allons-y, fit le docteur avec méfiance. — Allons, répéta Privat ; cela vaut mieux. Ils descendirent sous le portique du théâtre. Une voiture stationnait au bas des escaliers qui aboutissaient alors à la chaussée. Sandon, convaincu, s’arrêta : — Non, dit-il ; cela ne vaut pas mieux. S’il arrivait quelque mésaventure, on pourrait jaser sur mon compte ; je préfère aller souper avec les auteurs. Tiens, voilà mes clefs. — Comme tu voudras. En tout cas, merci. Privât prit le trousseau, fit un pas, puis se retournant brusquement — A propos, mon cher. Nous avons quelques heures de voiture et je ne sais si notre ami a beaucoup d’argent sur lui. — C’est juste ; voici un louis. Le bohème descendit vers le coupé, puis il revint encore en poussant de grands cris. — Trop tard ! Reprends tes clefs. — Pourquoi donc cela ? — Notre ami s’est impatienté ; il est parti, je cours après. — Et mon louis ? — Je te le reporterai demain matin. Le docteur jura effroyablement, puis il éclata de rire. Un quart d’heure après, Mlle Clorinde avait le louis, le louis tout entier. Une larme perlait dans ses yeux « aux immenses profondeurs azurées », tandis qu’elle balbutiait — Ah ! mon bon Privat, que puis-je faire pour vous prouver ma reconnaissance ? Privat me prit par la main et me présenta gravement. — Ecoutez dit-il. Toutes les fois que nous vous rencontrerons, moi ou mon ami, vous nous offrirez un chou et vous nous paierez la goutte. Depuis cette soirée, j’ai perdu mes deux compagnons et la Porte-Saint-Martin est transformée. Clorinde tient, près des Halles, un magasin de beurre, d’œufs et de fromages. Elle fait fortune. Quand parfois je vais la voir, elle m’offre bien encore la goutte en me parlant de notre ami ; puis elle termine en me donnant d’excellents conseils pour le placement de mes économies ! Alex. Pothey - La Presse - Lundi 13 février 1882