Quatre années s’étaient écoulées depuis le départ de Julien. Dans la maison habitée par la mère Louis et sur le même carré, vivaient, dans une modeste chambre, deux pauvres femmes : la mère et la fille. L’une, sans être encore âgée, portait sur sa figure les traces profondes d’une vieillesse prématurée. Elle était pâle, chétive, malingre ; on eût dit un fantôme : elle avait le corps voûté ; ces tristes empreintes que laissent les chagrins cachés, les peines morales, plus encore que la maladie, apparaissaient dans sa physionomie, dans le son de sa voix, dans tout son être, et cependant, dans son dénuement, elle ne manquait pas d’une certaine distinction. — L’autre, dans toute la fleur de sa jeunesse, ayant à peine atteint sa seizième année, était fort jolie ; mais une teinte de mélancolie répandue sur les traits réguliers de son beau visage faisait peine à voir dans cet âge où l’insouciance et la gaieté sont si naturelles. On songeait alors, malgré soi, qu’on devait avoir devant ses yeux les malheureuses victimes d’une fatale destinée.
La mère Louis, malgré la retraite profonde où vivaient ses voisines et le mystère dont elles prenaient soin de s’entourer, tant l’infortune rend timide ! avait plusieurs fois entrevu, à la dérobée, la mère et la fille, soit le matin lorsqu’elle allait exercer ses fonctions de placière, soit lorsqu’elle s’en retournait après les avoir accomplies, ou bien encore dans une heure avancée de la soirée, lorsque, chargée de sa recette, elle revenait de son établissement de la rue de Valence. Mais le temps qu’elle passait à son logement de la rue de Lourcine était si court, qu’elle pouvait à peine s’y reposer et mettre un peu d’ordre chez elle. A plus forte raison n’eût-elle pu s’occuper à son aise des informations à prendre sur le compte des personnes du voisinage.
Cependant, à quelques indices qui n’avaient pu échapper à son œil scrutateur ; à certaines allées et venues mystérieuses ; aux gémissements étouffés qu’elle entendait parfois ; aux larmes furtives que laissait échapper la jeune fille, qu’elle rencontrait souvent, de très grand matin, sur les marches de l’escalier ; à sa mise pauvre et délabrée, elle imagina bien que l’aisance et le bonheur ne logeaient pas dans la petite chambre voisine de son modeste appartement. Elle résolut donc de pénétrer le mystère de ces deux destinées, et, s’il y avait là, comme elle paraissait le soupçonner, une infortune cachée, elle se promit de la soulager. L’absence de Julien, qui, depuis quatre ans, était sous les drapeaux lorsqu’elle fit celle dernière découverte dans le douloureux monde de la misère, ne devait que mieux la prédisposer aux sentiments d’humanité ; car un cœur brisé par la douleur se sent porté, plus que tout autre, à compatir aux peines de ses semblables.
Un jour qu’elle avait réussi à se dérober pendant quelques heures à ses incessantes occupations, elle s’introduisit donc auprès d’elles, à l’aide d’un de ces prétextes ingénieux que la sainte charité seule sait trouver. Que vit-elle, en pénétrant d’un air aisé et avec cette familiarité naturelle qui est aussi un des rares attributs, nous dirons presque une des vertus des cœurs charitables, dans la chambre de ses deux voisines ? Un mauvais grabat reposant sur deux planches supportées par quatre morceaux de bois, une table n’ayant que trois pieds et que l’appui du mur tenait en équilibre, deux chaises, dont une presque dépaillée, et une large caisse en bois blanc chargée de poussière, composaient tout le mobilier. Le foyer était vide, aucune trace qui révélât la présence récente du feu n’y paraissait. Le petit fourneau lui-même, cet ustensile portatif, économique et indispensable dans le ménage de la pauvre ouvrière, faisait défaut. Rien n’annonçait que la nourriture la plus grossière put être préparée dans cette froide cheminée. Le pain, cette providence de l’indigent, n’apparaissait nulle part dans cette chambre sans armoires, sans placard, qui laissait voir ce qu’elle contenait, ou plutôt qui laissait voir qu’elle ne contenait rien. La misère, le froid, l’abandon, la souffrance, régnaient dans cet espace de cinq mètres carrés. Le jour, qui inonde l’espace et dont le ciel s’est montré si prodigue envers les animaux, n’y pénétrait que parcimonieusement à travers les quatre carreaux d’une étroite fenêtre. Un Christ en plâtre appendu au-dessus de la table et l’image de la Vierge appliquée sur le mur à la hauteur du chevet du grabat, étaient les seuls ornements qui apparaissaient dans ce vide glacial. La religion et la misère se trouvaient associées ensemble, l’une pour consoler l’autre, car la religion devient l’unique refuge du pauvre que tout le monde abandonne.
A l’aspect de tant d’indigence, le cœur de la placière éprouva un de ces serrements indicibles qui vous ôtent la parole. Le spectacle même de ces deux femmes, dont l’une était assise ou plutôt courbée sur son grabat, et l’autre, debout devant la fenêtre, semblait élever vers le ciel bleu, à travers les carreaux ternis, des regards obscurcis par les larmes, comme si elle eût imploré, en ce moment, la miséricorde du Tout-Puissant, ce spectacle la navra. Dissimulant néanmoins l’impression qui la dominait :
« Voyons, mes voisines, leur dit-elle en les abordant sans autre préambule ; ma visite va vous paraître, sans doute, étrange ; mais entre nous il faut s’aider mutuellement ; je ne connais que ça. Vous êtes seules, à ce que je vois ; je suis seule au monde, moi aussi, et j’ai besoin de votre assistance. Voulez-vous me la prêter ? vous me rendrez, je vous l’assure, dans cette circonstance, un très grand service.
— Quel service pourrions-nous vous rendre, madame ? répondit la mère d’une voix lente et étouffée, levant sa tête pour regarder la visiteuse d’un œil où l’étonnement se mêlait à l’expression de la souffrance. Je suis malade et presque mourante ; ma fille n’est qu’une enfant, ma compagne inséparable dans le triste état où je suis réduite, et puis... vous voyez !... » Étendant aussitôt sa main amaigrie, comme pour indiquer son logis vide où la charité elle même n’aurait rien trouvé à partager avec la pauvreté, elle interrompit la phrase commencée.
« Qu’importe ? répliqua la mère Louis, faisant diversion à la pensée de la malade, ce que j’ai à vous demander n’exige pas des forces extraordinaires, ni de grandes ressources. Il s’agit tout simplement de garder la clef de mon logis, de répondre aux personnes qui pourraient venir me demander et de faire, le matin, mon petit ménage. Votre fille est assez grande pour me rendre ces services, et moi trop occupée ailleurs pour n’avoir pas besoin de son concours. Cela ne saurait se refuser entre voisines, n’est-il pas vrai ? Et comme vous acceptez mes offres sans façon, continua-t-elle sans leur donner le temps de répondre, et que je suis très-pressée, en ce moment, pour mes affaires, je vous laisse ma clef, je vous paye d’avance, selon mon habitude dans toutes mes conventions, le prix auquel je fixe vos honoraires du mois, et je vous quitte avec l’espérance de vous revoir ce soir. »
En prononçant ces derniers mots et sans entrer dans d’autres explications, elle dépose quinze francs et la clef de son appartement sur la petite table boiteuse, et se retire aussitôt, sans autres formalités.
Ce premier essai de bienfaisance adroitement déguisée ayant réussi au delà de ses espérances, la mère Louis se promit de continuer ses visites sous de nouveaux prétextes. Tantôt c’était un vieux bois de lit avec ses matelas qu’elle emménageait chez ses voisines comme matière encombrante pour son appartement déjà trop encombré, les priant de s’en servir dans l’intérêt même de la conservation de ce meuble, qui se détériorait en restant chez elle sans emploi. Tantôt c’étaient des chaises, une table et une commode antique qu’elle mettait chez elles à litre de dépôt, mensonge pieux pardonné par le ciel. Un jour, le fourneau de la placière, devenu, depuis longtemps, pour elle, un ustensile inutile, s’installait dans le foyer vide des deux pauvres femmes, où il trouvait naturellement sa place, et, avec le fourneau, la caisse au charbon, le combustible et tous les instruments nécessaires au foyer. Dans d’autres circonstances, et à mesure que la liaison faisait des progrès, le linge venait garnir la commode ; la robe de laine ou d’indienne se substituait aux hardes hors d’état ; le bien-être, en un mot, se glissait imperceptiblement dans le réduit de la misère, et cela sous la forme plus ou moins variée de dépôts ou de cadeaux d’amitié.
La mère Louis fit si bien, avec tant d’habileté et de suite, celte campagne de charité, qu’en trois mois de temps la petite chambre devint un lieu propre, convenablement meublé, habitable ; tandis que la pauvre malade, entourée de soins intelligents et réconfortée par une nourriture régulière, en rapport avec son débile tempérament, sentit son corps délabré reprendre quelques forces. Quand le bon voisinage fut devenu de l’amitié et de l’intimité, la confiance arriva, et c’est alors que la mère Louis connut l’histoire de celle qu’elle avait secouru.
« Mon père, dont j’étais l’unique enfant, dit celle-ci, jouissait comme négociant d’une grande considération et d’une belle fortune. A un âge où je ne songeais guère au mariage, à dix-sept ans, il me fit épouser un honorable commerçant de la rue Saint-Denis, dont la maison se transmettait comme une propriété sacrée de père en fils, depuis cinq générations. Agé de dix années de plus que moi, mon mari me laissa livrée aux penchants de mon âge, tandis qu’il se consacrait, de son côté, aux soins de ses affaires, qui l’absorbaient d’une manière exclusive. Pendant quinze ans, elles prospérèrent au delà de toutes ses espérances, lorsqu’à la veille de réaliser sa fortune pour se retirer, nous vîmes éclater tout à coup la dernière Révolution.
« Les désordres commerciaux qui résultèrent de cette subite commotion politique furent incalculables. Des faillites successives, se déclarant coup sur coup, vinrent détruire de fond en comble l’édifice de notre fortune que mon mari avait si laborieusement construit. Avec moins de probité, il aurait pu se prévaloir des circonstances et imiter vis-à-vis de ses créanciers le rôle que ses débiteurs jouaient à son égard, et, à la faveur de cet expédient, quelques débris du naufrage où disparaissait tout ce que nous possédions eussent pu être sauvés. Mais, par un sentiment de probité traditionnel dans sa famille, il persista à vouloir faire honneur quand même à tous ses engagements, malgré les évènements et les pertes dont il était la victime. Non-seulement sa fortune de commerçant, mais encore la mienne, disparurent dans le gouffre béant de la faillite qu’il voulut combler à ses risques et périls. Il sauva l’honneur du négociant, mais notre ruine fut complète.
Pendant un an il s’efforça de renouer quelques affaires ; mais rien ne réussit aux malheureux, et d’ailleurs dans cet instant on ne pouvait faire d’affaires que l’argent à la main. L’impuissance de ses efforts, jointe à un chagrin profond, bien naturel à celui qui se voyait tomber de si haut, lui donna une fièvre lente qui en six mois le conduisit au tombeau. On plaint ordinairement ceux qui s’en vont ; hélas ! ceux qui restent sont souvent plus à plaindre encore. Demeurée veuve avec ma pauvre Marie (c’est le nom de ma fille), à peine âgée alors de dix ans, sans autres ressources que d’inutiles créances et les faibles restes d’une splendeur déchue, ma nouvelle position m’apparut dans sa désolante réalité. Autour de moi, nul appui, nulle protection à espérer. Mes parents n’existaient plus ; ceux de mon mari, à un degré éloigné, me connaissaient à peine et ne seraient pas venus à mon secours, puisqu’ils n’avaient pas même daigné venir en aide à celui-ci. Quant aux amis, hélas ! les malheureux en ont-ils ? Après l’épuisement des dernières ressources, le travail des mains s’offrit seul pour les remplacer.
« Je ne sais comment j’ai pu, pendant trois ans, suffire a nos besoins avec des ouvrages de broderie, qui produisaient à peine la modique somme de un franc cinquante centimes par jour. Au bout de trois ans, j’avais perdu à ce travail, auquel je n’étais pas habituée, ma santé et ma vue, altérées par de longues veilles ; et souvent la nourriture la plus nécessaire a manqué à nos estomacs affaiblis. Pauvre enfant ! »
Tournant alors ses regards mouillés de larmes vers sa fille : « Elle a connu, elle aussi, bien jeune encore, les épreuves de la misère et les cruelles étreintes de la faim, continua la mère avec un accent profond, et pourtant elle semblait être née pour n’avoir pas à les redouter. Que le ciel me pardonne ! mais je trouve que les épreuves de la vie sont quelquefois bien rudes pour notre faible humanité ! »
La triste mère fit ici une longue pause, comme pour prendre haleine ; le souvenir de ses malheurs l’oppressait au point d’étouffer sa voix. Puis, reprenant la suite de son histoire, les yeux fixés sur la mère Louis, qui l’écoutait dans un silence plein de sympathie :
« J’abrège le récit des tribulations dont notre existence a été traversée, continua-t-elle, il ne saurait que vous affecter péniblement ; mais peut-être serez-vous curieuse de connaître les motifs qui nous ont forcées à chercher un logement dans ce quartier et à devenir ainsi, par hasard, vos voisines.
Lorsqu’on tombe d’une haute position sociale, la chute est sans doute rapide, mais on ne descend que graduellement l’échelle de l’infortune. J’en ai fait la triste expérience. Logée d’abord dans la rue Saint-Denis, qui avait vu mes jeunes prospérités, je quittai ce quartier à la suite de notre catastrophe pour venir habiter la rive gauche. Je pris dans la rue de Seine un appartement plus modeste et plus conforme à ma nouvelle position. Mais, le travail de mes mains ne suffisant pas à notre subsistance, une partie de nos bijoux furent vendus ou engagés en détail. Après les bijoux, vint le tour des effets, du linge et du mobilier lui-même. De sorte qu’à mesure que je me dépouillais en m’appauvrissant, contrainte par la plus impérieuse nécessité, je prenais des logements plus conformes à ma triste position et à la décadence de mon mobilier toujours décroissant. C’est ainsi que j’ai habité, à des époques différentes et successivement, la rue des Fossés Saint-Jacques, aux environs du Panthéon, la rue des Postes, la rue Saint-Jacques, puis son extrémité, qui porte le nom de faubourg, enfin la rue de l’Arbalète. Ce fut la dernière halte que je fis dans la marche rapide de mon infortune. Arrivée à ce point, j’étais descendue du modeste appartement à la double chambre ; de celle-ci à la chambre vaste et spacieuse ; de cette dernière à la simple chambre, d’où je me vis réduite à ne pouvoir prendre qu’une mansarde.
C’est dans la rue de l’Arbalète que, la maladie étant venue joindre ses embarras à tant d’autres misères, le séjour de la mansarde me devint insupportable, et j’entrai plus avant dans le quartier Saint-Marceau et vins m’établir dans la rue de Lourcine, dans cette même chambre où vous me voyez. C’est ici, ma charitable voisine, murmura-t-elle avec un accent pénétré, c’est ici qu’il ne nous était pas possible de tomber plus bas, que toutes nos ressources étant épuisées, il ne nous restait qu’à désirer la mort, lorsque vous êtes venue à notre secours. Le jour de votre première visite, sachez-le bien, nous n’avions pris aucune nourriture depuis quarante-huit heures, nos dernières ressources pécuniaires étaient épuisées. Dieu vous récompensera de votre charité ; car, grâce à vous encore, le ciel m’en donne l’assurance, je mourrai bientôt tranquille, ici, dans mon lit, et ma fille retrouvera en vous une autre mère. »
En disant ces derniers mots, le visage pâle de la pauvre malade se couvrit d’un voile de tristesse ; ses traits étaient tendus et immobiles ; son regard fixe s’arrêtait sur sa fille avec une ineffable tendresse et se reportait vers la charitable femme qui l’avait secourue, comme si elle avait voulu nouer entre elles un indissoluble lien. Témoins de cette scène, la mère Louis et la jeune Marie versaient d’abondantes larmes.
A dater de ce jour, les soins et les prévenances ne manquèrent pas à la veuve du négociant. Un médecin vint tous les jours lui apporter les secours de son art. Mais, lorsque la machine humaine est usée par les atroces privations, par les peines et les noirs chagrins qui l’ont rongée pendant de longues années, c’est en vain que la science chercherait à en remonter les ressorts. Ses efforts sont impuissants à opérer ce prodige, qu’il n’appartient qu’à Dieu seul de faire. La mère de la jeune Marie vécut encore quelques mois ; mais son corps n’en continuait pas moins à dépérir ; et, malgré tous les soins de la plus ingénieuse tendresse, six mois après le récit que vous venez de lire, elle expira entre les bras de la mère Louis.
Gilbert.— Suite au prochain numéro. —
La semaine des familles - 17 décembre 1859
Première partie du récit
Deuxième, troisième et quatrième partie