La douleur de la jeune Marie, privée pour toujours de sa mère, fut profonde et toucha au désespoir. Habituée, depuis sa naissance, à vivre avec elle, n’ayant eu qu’elle pour compagne dans les différentes phases de son existence, se voyant seule, isolée dans le monde par suite de cette perte cruelle, elle fut comme brisée par ce coup ; longtemps inconsolable, elle ne se plaisait que dans la solitude, où ses souffrances morales se ravivaient plus poignantes encore. Elle voulait vivre avec sa douleur jusqu’à ce qu’elle mourût de sa douleur.
La mère Louis, qui savait par sa propre expérience combien la perte d’une mère est chose cruelle pour une jeune fille, surtout à un âge où elle ne peut se suffire encore à elle-même, respecta le chagrin de la pauvre enfant et se garda bien d’en vouloir comprimer les premiers élans. Mais la tristesse et le regret doivent avoir leurs bornes.
Après avoir laissé passer un peu de temps, l’excellente femme dit à l’orpheline :
— Mon enfant, le ciel vous a éprouvée de la même manière qu’il m’avait éprouvée moi-même. Comme vous, j’ai perdu, à votre âge, une mère adoptive que j’aimais comme vous aimiez celle que la nature vous avait donnée. Moins heureuse que vous, je n’eus, à sa mort, personne pour me recueillir, et, livrée à la garde de Dieu, je me fis l’enfant de mes œuvres ; tandis que vous, à dater de ce jour, vous aurez une mère ; car je vous adopte pour ma fille. Ainsi, du courage, ma chère Marie, et le ciel ne manquera pas de venir à notre aide.
Ces paroles simples et qui partaient d’un cœur vraiment chrétien firent impression sur l’esprit de la jeune fille. Sa douleur se calma avec le temps ; et, bientôt après, de deux ménages on n’en forma plus qu’un seul. La mère Louis, de son côté, n’oublia pas que, par cet acte généreux d’adoption, elle s’imposait de nouvelles charges qu’elle voulait supporter jusqu’au bout. En conséquence, elle résolut de donner à son industrie de placière plus de valeur. Jusqu’à cette époque, les objets ramassés le matin étaient empilés dans le hangar qu’elle avait loué au fond d’une cour de la maison qu’elle habitait. Le lundi soir de chaque semaine, l’ogre ou le marchand en gros venait les acheter en bloc, après une estimation approximative, en soldait immédiatement le prix et les faisait enlever. La mère Louis n’ignorait pas tout le gain que l’ogre faisait sur ce marché. Vendue par nature d’articles et au détail, la collecte de la semaine devait produire au moins une valeur double. Elle se détermina donc à exécuter elle-même le triage, afin d’avoir ce bénéfice pour elle.
En femme prudente et sage, elle organisa sa journée de manière que son établissement de la rue de Valence ne souffrit point de cette nouvelle combinaison qui devait absorber une partie de son temps. Elle façonna donc la jeune Marie au service de son caboulot et l’y installa pour la remplacer pendant son absence. On vit alors la mère Louis s’occuper elle-même, tous les jours, du triage des articles ramassés. Le chiffon blanc en fil fut mis de côté pour être vendu aux papetiers ; le chiffon de couleur et de soie, aux effileurs ; le papier, aux cartonniers ; les os, aux tablettiers ou aux raffineurs, selon la dimension de ce produit ; le fer, le cuivre, le zinc, aux forgerons ou aux fondeurs ; le vieux cuir, aux radoubeurs des chaussures en gros ; les corps gras, à certaines usines ou à des chimistes fabricants, etc. L’opération du triage exigeait bien deux ou trois heures par jour ; mais, à la fin de la semaine, le produit de la collecte vendue ainsi à des marchands spéciaux avait doublé la recette, de sorte que certaines matinées rapportaient à la placière jusqu’à six et sept francs. L’établissement culinaire marchant de pair avec la chiffonnerie, la mère Louis voyait ainsi toutes ses affaires prospérer.
Mais il arrive un temps où, après de longues années d’un travail continu, on sent le besoin du repos. La placière de la rue de Lourcine éprouvait ce besoin, surtout depuis deux ou trois ans, pendant lesquels la fatigue du triage était venue s’ajouter à ses autres occupations. D’ailleurs, elle approchait de la cinquantaine, et Marie, sa fille adoptive, exercée à sa nouvelle profession, où chacun la voyait se montrer fort habile, n’avait plus besoin d’être dirigée.
Une circonstance vint hâter ce moment du repos tant désiré par la mère Louis. La guerre d’Orient touchait à son terme, lorsqu’elle reçut de son cher Julien, qui ne manquait pas de lui écrire au moins deux fois par mois depuis son départ, une lettre datée de Constantinople qui lui annonçait son retour en France avec son congé. Le brave jeune homme, qui avait conquis le grade de sergent-major, lui apprenait en même temps qu’il avait gagné la croix de la Légion d’honneur sur le champ de bataille devant Sébastopol. — Cette nouvelle inattendue combla de joie la mère Louis.
— Je vais enfin revoir mon fils ! disait-elle tous les jours à Marie, qui partageait son allégresse ; il est beau, il est bon et il est sage. Je l’aime comme je t’aime, ma fille. Mais il m’aime aussi, lui, comme tu peux m’aimer. Et, là-dessus, l’excellente femme, ne se contenant pas d’aise, embrassait l’orpheline, et quelques-uns des baisers qu’elle lui donnait étaient à l’adresse de son cher Julien.
Le 8 mai 1857, les deux femmes étaient réunies, vers les dix heures du matin, dans leur établissement de la rue de Valence, lorsqu’un grand et beau jeune homme en habit militaire se présente à elles. Un double galon en or ornait les deux manches de son habit, la croix de la Légion d’honneur brillait sur sa poitrine. De longues moustaches et un teint bronzé donnaient à sa physionomie douce et franche, il est vrai, un air martial, mais exempt de toute forfanterie. C’était Julien, qu’on n’avait pas revu depuis six ans. Malgré une si longue absence, la mère Louis a reconnu dans ce militaire son enfant ; elle s’arrache aussitôt de son comptoir, et, se précipitant vers lui :
— Mon fils ! s’écrie-t-elle.
Et, ne pouvant prononcer d’autres paroles, elle tombe évanouie.
Ainsi cette femme rude à la peine, qui s’était endurcie à des travaux pénibles, qui semblait avoir un cœur de rocher, au milieu des misères humaines qui la faisaient vivre, sent tout à coup ses forces l’abandonner à la simple vue de son enfant d’adoption.
Le retour de Julien fut fêté par les deux femmes avec cette cordialité et cette franchise primitive dont la tradition se perd tous les jours, et qui ne se retrouvent, et encore rarement, que parmi le peuple de nos campagnes. On se raconta, de part et d’autre, tous les évènements heureux ou malheureux qui s’étaient passés pendant les longs jours de l’absence ; on faisait éclater sa joie à tel récit ; on pleurait à tel autre ; on manifestait des espérances pour l’avenir ; on se promettait, enfin, de ne plus se quitter, la famille étant, tout bien considéré, l’unique asile du bonheur sur la terre. Qui de nous, en effet, n’a pas éprouvé combien sont douces et pures les jouissances du foyer domestique ? Qu’ils sont à plaindre, ceux qui ne peuvent pas ou qui ne savent pas les goûter ! La famille, n’est-ce pas une image, imparfaite il est vrai, de la patrie céleste ?
Ces premiers jours consacrés à l’allégresse commune, au sein de la petite famille de la rue de Lourcine, s’étant écoulés, la mère Louis et Julien s’occupèrent d’un soin autrement important : celui de fixer la position du nouvel arrivant. La croix qu’il portait pouvait bien lui donner une certaine considération ; mais elle ne lui procurait que peu de rentes. Julien, depuis son retour, avait pu se rendre compte de l’état des affaires intérieures de sa mère adoptive ; il s’était édifié, d’ailleurs, sur les intentions de cette dernière vis-à-vis de l’orpheline du négociant de la rue Saint-Denis, et il avait pu apprécier les qualités de cette dernière. La placière, après de mûres réflexions, résolut de mettre à exécution une idée qui était arrêtée dans son esprit depuis déjà quelques années.
— Mes enfants, leur dit-elle, un dimanche au soir, les ayant réunis exprès auprès d’elle dans son petit appartement de la rue de Lourcine ; mes enfants, je sens que mes forces, épuisées par trente-cinq ans de travaux continuels supportés avec courage et résignation, commencent à décliner. On n’est plus jeune ; et l’heure du repos semble avoir sonné pour moi. Vous deux, vous êtes jeunes, au contraire, et dans la force de l’âge. C’est à la jeunesse à venir en aide à la vieillesse, en attendant que vous soyez aidés à votre tour. J’ai résolu, donc, de vous faire mes successeurs, et, de plus, mes héritiers communs. Mais, avant tout, j’ai une proposition à vous adresser ; et c’est à vous à l’accepter ou à la refuser. Je n’ai jamais connu mes parents ; je suis donc, comme on dit, la première et la dernière de ma race. Toi, Julien, tu as perdu les tiens et tu es le seul de ton nom sur la terre ; quant à toi, ma bonne Marie, si le ciel t’a permis de connaître ton père et ta mère, tu sais dans quelles tristes circonstances ils t’ont laissée à mes tendres soins. C’est donc, à nous trois, une nouvelle famille à recommencer. Mes enfants, avant de me retirer, je voudrais vous voir mariés ; cela vous va-t-il ?
La réponse affirmative du jeune homme et le silence approbatif de Marie étaient l’adhésion que la mère Louis attendait. Certes, s’il est des mariages sortables, celui-là l’était sous tous les rapports. Julien, brave, éprouvé dans le rude métier des armes, plein d’honneur et de bonne volonté, d’un caractère ferme et conciliant à la fois, portait la franchise et l’intelligence écrites sur sa mâle figure.— Marie, élevée à l’école de l’infortune, belle de cette beauté sans art qu’on doit à la nature, devait à sa mère des manières distinguées dans leur simplicité, une éducation au-dessus de sa condition actuelle ; à la religion et au malheur, ce bon sens pratique qui nous rend capables de nous plier à notre condition présente, sans poursuivre d’un regret inutile un passé plus brillant, mais qui a fui pour jamais ; elle devait à sa mère adoptive l’ordre et l’économie. L’union de ce jeune homme et de cette jeune fille présentait donc toutes les conditions qui font les mariages heureux ; c’était, en un mot, comme le disait souvent la mère Louis, l’œuvre de la Providence.
Le mariage fut modestement célébré à l’église Saint Médard et fêté rue de Lourcine, au milieu de la joie de la famille, augmentée ce jour-là de la présence de cinq ou six amis ; la mère Louis n’était point femme à dépenser dans une des nombreuses guinguettes établies aux barrières l’argent qui est si difficile à gagner. Au retour de la cérémonie religieuse, et vers la fin du repas des noces, la mère Louis fit signe qu’elle voulait parler :
— Mes enfants, dit-elle aux deux jeunes mariés, avec une certaine émotion, en leur présentant trois ou quatre feuilles de papier timbré rattachées par un ruban rose, je tiens dans cette main un acte de donation et en outre mon testament. Par cet acte, cent mille francs placés sur l’État vous appartiennent après ma mort ; je m’en réserve seulement la rente pendant ma vie. De plus, à dater de ce moment, mon titre de placière et mon caboulot de la rue de Valence vous sont acquis en toute propriété. Je n’ai mis qu’une condition à cette donation, c’est que vous continuerez à remplir les fonctions de placier et à diriger le caboulot, car je ne veux pas, tant que je vivrai, qu’ils soient cédés à des personnes étrangères. J’en ai fait une condition absolue. Je ne veux pas voir mourir avant moi les instruments qui m’ont servi de gagne-pain.
Maintenant, continua-t-elle en s’adressant personnellement à Julien, s’il te répugnait, à cause de ton titre de chevalier de la Légion d’honneur, d’exercer les fonctions de placier, sache que dans les rangs des chiffonniers il est plus d’un ancien militaire décoré comme toi, et qui porte nonobstant, à cette heure, la botte, le crochet et le falot afin de gagner sa vie. Ces vieux soldats déposent leur croix et leur brevet dans une boite, endossent la blouse et vont à leur besogne journalière. Tu feras comme eux, dans une condition toutefois plus heureuse que la leur. Il n’est point de sot métier, mon garçon, il n’y a que de sottes gens.
Et toi, ma fille, interpellant la jeune mariée à son tour, pendant trois ans tu as été à mon côté dans mon caboulot, tu sais comment il faut le diriger et l’administrer ; tu remplaceras définitivement la mère Louis. C’est là le lot que je te destine ; je suis assurée d’avance que tu l’acceptes. A ma mort, mes enfants, vous serez libres de disposer, comme vous l’entendrez, du titre et de l’établissement. Cela est bien compris et bien entendu, n’est-il pas vrai ?
Puis, déposant l’acte aux rubans roses entre leurs mains, la mère Louis embrassa les jeunes mariés avec une expansion toute maternelle, et donna l’exemple de boire à leur union.
— Mes bons amis, ajouta-t-elle enfin, comme un dernier conseil qu’elle voulut leur donner, sachez que Dieu bénit les parents qui travaillent pour leurs enfants.
A dater de ce moment, les deux jeunes mariés devinrent les successeurs de la mère Louis.
Quant à cette bonne et excellente femme, elle continue d’habiter seule son petit appartement de la rue de Lourcine, faisant du bien selon la mesure de ses ressources. Tantôt, c’est un pauvre malade qu’elle va soulager dans sa mansarde en lui fournissant le bouillon, la tisane et le linge que réclame son malheureux état ; tantôt c’est une famille entière qu’elle nourrit et qu’elle secourt de son mieux dans l’extrême détresse où elle la trouve plongée ; quelquefois ce sont des habits, des robes, qu’elle apporte en secret à des ouvriers ou à des ouvrières arrivés au dernier degré de l’indigence et qui, manquant de vêtements, ne peuvent aller chercher le travail qui les ferait vivre ; dans toutes les occasions où il s’agit de secourir ses semblables, on voit toujours la mère Louis à son poste. Aussi est-elle regardée dans son quartier comme la Providence des pauvres.
A celui qui voudrait avoir une idée de la mère Louis, je dirai : Allez, le dimanche ou les jours de fête, à l’église Saint-Médard ; et là, auprès du banc-d’œuvre, vous verrez une femme ornée à la façon des madones de Velasquez. Sa tête est recouverte d’une de ces coiffures modestes que portaient les vierges d’Orient ; sur ses épaules s’étend un superbe châle ramage et à couleurs chatoyantes ; une ample robe brune l’enveloppe ; des chaînes d’or, des bagues de prix, des diamants, brillent à son cou et à ses doigts ; on dirait une statue de sainte chargée des dons les plus riches offerts par la dévotion des fidèles. Elle est debout, immobile ; son regard fixe ne quitte pas le Christ qui s’élève sur l’autel ; on ne voit point remuer ses lèvres. Est-elle en contemplation ou s’absorbe-t-elle dans une prière mentale ? On ne saurait le dire.
Qui sait ? Cette âme simple et compatissante, en s’élevant ainsi vers la souveraine bonté, se reproche sans doute de ne pas avoir fait assez de bien sur la terre, et se considère comme une servante inutile de celui qui a traversé le monde en faisant le bien. Mais les bonnes œuvres qu’elle a faites pendant sa vie montent vers le ciel. Quelle autre prière, quel autre encens d’une plus agréable odeur pourrait-elle adresser à Celui qui a dit sur la terre : « Les pauvres sont mes frères ; le bien que vous leur faites, c’est à moi-même que vous le faites ! »
La mère Louis a compris et mis en pratique cette sublime maxime de l’Évangile ; le ciel assurément lui en tiendra compte.
Gilbert - Fin
La semaine des familles - 24 décembre 1859
Première partie du récit
Deuxième, troisième et quatrième partie
Cinquième partie