Une fumerie d’opium à Saint-Ouen – 1907

Nous sortions, nolisions une voiture, et le cocher, sur l’ordre de mon ami, nous conduisait à la porte d’Ornano, tout au bout du boulevard Barbès, près des fortifications et de Saint-Ouen. Nous débarquions là, Par une nuit bleue et froide de décembre sous l’œil effaré des gabelous, peu habitués à voir se hasarder dans ces parages, où travaillent l’apache et la fille, deux gentlemen correctement vêtus et qui, malgré les pardessus choisis à dessein simples et les chapeaux mous enfoncés au ras des yeux, fleuraient le pante à vingt pas.
Mon ami m’entraînait. Nous dépassions l’octroi, hardiment traversions la zone militaire, la zone militaire sinistre, plate et nue, avec, en ourlet, de misérables cabanes et masures sans nom qui se profilaient sur l’horizon en hachures noires et comme d’eau-forte. Repaires de chiffonniers, de mendiants et de plus sùrs marlous, était-ce dans cette cour des miracles que nous allions ? Allais-je me trouver brusquement dans la compagnie des Casques d’or et des Terreurs du quartier toutes et tous rassemblés pour célébrer, la pipe aux lèvres, le culte du divin Opium ? Je faisais part, - mi rassuré - de cette idée à mon compagnon, qui l’accueillait par le sourire silencieux de Bas de Cuir ; au bout de quoi, il répliquait : — Mais non, mon cher, nous ne faisons pas de roman ici. Littérateur, va ! Nous allons constater de la réalité, de la simple, de la très simple et triste réalité. Ne vous attendez donc pas à des choses extraordinaires et comme l’on en trouve dans Gaboriau et autre Ponson du Terrail. Je ne veux vous montrer que du document, vous dis-je ! Et ce que votre esprit échafaude est tout autre chose.
« Les filles ne fument pas l’opium à Paris. Elles ne pratiquent ce genre de sport que dans les villes maritimes, où la fréquentation des matelots peut leur donner ce goût. La fille de Paris, la galanteuse - et bien entendu, je ne parle ici que de la basse classe - s’alcoolise purement et simplement quand elle a quelques sous à elle, quelques sous échappés au contrôle sévère de son protecteur. Tout au plus quelques-unes sont-elles éthéromanes. « J’en ai constaté trois sur une centaine de femmes de toutes conditions internées à l’asile de Villejuif. « Mais, je vous le répète, c’est la grande exception. D’ailleurs l’homme pour qui elle est le gagne-pain ne tolérerait aucunement un vice si cher. Quant aux marlous, il s’en rencontre qui usent de la drogue divinisée par Thomas de Ouincey. Ceux-là sont généralement, pour ne pas dire toujours, d’anciens marsouins ou légionnaires qui ont contracté cette habitude en Orient, au Tonkin. « C’est d’ailleurs des mêmes pays que les fumeurs que nous allons voir ont rapporté le besoin de fumer la drogue.
« Je vous emmène dans un endroit qui n’est fréquenté que par d’anciens « Tonkinois » rentrés dans la vie civile et aujourd’hui contremaîtres de grandes maisons de chiffonnages, dans des usines environnantes. « Ils ont formé entre eux une façon de club, si vous voulez, un cercle très fermé où, tous les soirs, ils se réunissent pour fumer de compagnie. L’établissement est tenu par un ancien quartier-maître que j’eus avec moi à l’époque où j’étais encore aspirant. C’est vous expliquer comment je sais l’existence d’une fumerie d’opium dans ce pays plus qu’un ouvrier de Saint-Ouen et pourquoi nous y serons reçus. » Nous marchions toujours devant nous, tournions par une rue cloaque que mon, ami me nommait la rue des Rosiers et d’où, malgré le froid qui arrête toute putréfaction, montaient des relents de pourriture, fange, peaux de lapin et chiens crevés. L’endroit était sinistre avec ses tanières, ses huttes et les madriers plantés en terre des gymnases qui profilaient des airs de potence. Instinctivement, je serrais mon bâton au passage de deux ou trois groupes équivoques, que j’imaginais hostiles et qui n’étaient que débonnaires puisque composés d’inoffensifs poivrots. Nous allions toujours, tournions une rue, puis une seconde, puis un large boulevard, et arrivions dans les environs du champ de courses de Saint-Ouen. Je reconnaissais à peu près l’endroit. Derrière nous, l’horloge de la mairie sonnait gravement dix heures. — C’est ici, disait simplement mon ami, en désignant un assez vulgaire débit de vins. La main sur le bec de cane ; nous entrions.
L’intérieur répondait à l’extérieur. Un comptoir d’étain, des bouteilles coiffées de capsules, une grande glace reflétant des murs peints à l’huile imitation marbre, l’inévitable tableau de la Loi contre l’ivresse (oh, ironie !), trois tables de marbre et une demi-douzaine de chaises jaunes. Devant le comptoir, deux consommateurs la main autour de petits verres. A notre arrivée, ils se retournaient assez vivement, ma foi ; et nous dévisageaient sournoisement. Je lisais une hostilité dans leurs regards. Mon ami les rassurait aussitôt par un : — Est-ce que*** est là ?... J’espère qu’il n’est pas sorti, n’est-ce pas ?... Car ce serait vraiment de la guigne... Je viens de Passy pour le voir. Je suis un de ses anciens camarades, du Tonkin... Ce « Je suis un de ses anciens camarades du Tonkin » était magique. Véritable « Sésame, ouvre-toi ! », c’était comme le mot de passe lancé à la sentinelle attentive. Immédiatement, les yeux des deux consommateurs se faisaient plus doux, perdaient même toute dureté ; leur défiance s’endormait ; et l’un des deux hommes murmurait : — Il va venir. Il est de l’autre côté. Nous avions à peine le temps de nous asseoir, que *** arrivait. C’était une façon de grand gars fortement découplé certes, mais d’une maigreur inquiétante. La figure jaunâtre accusait de précoces rides et les lèvres, sous la moustache blonde et mousseuse, étaient plus violâtres que rouges. Dans les yeux noirs, une flamme de fièvre brillait. Vêtu simplement d’un complet quelconque, l’homme arborait le ruban commémoratif de la campagne du Tonkin à sa boutonnière. Il reconnaissait immédiatement mon ami, et celui-ci me présentait : — ...Retour de Chine... j’ai pensé à vous l’amener, parce qu’ici, c’est une maison de camarades. Immédiatement *** m’invitait : — Vous pouvez venir fumer ici en toute tranquillité. Il n’y a rien à craindre. J’interrogeais : — Et la société que l’on rencontre chez vous ? — Elle est de deux catégories bien distinctes. Ceux qui fument, des contre- maîtres, des employés (je savais ce détail), et ceux qui viennent pour les résidus, le chandoo. Ceux-là sont les pauvres, de simples ouvriers, parfois pire, des biffins qui ont pris l’habitude de l’opium là-bas, et qui ne peuvent plus s’en passer. Trop miséreux pour s’offrir de l’opium frais, ils se contentent de ces résidus de fumerie connus sous le nom de chandoo, que je leur laisse à bon compte et qu’ils avalent en boulettes. — C’est horrible ; interrompait mon compagnon, me fournissant des détails sans éveiller la défiance de *** ; je n’ai pris qu’une seule fois des boulettes de chandoo. J’étais à Toulon chez Carmen. — Carmen du Chapeau Rouge, faisait ***. — Oui ; j’étais très désargenté, et un besoin d’opium me torturait. Chez Carmen, pour deux francs, j’eus une certaine quantité de chandoo que je pétris en boulettes et avalais. J’ai abominablement souffert. Oh ! l’opium sous cette forme est effroyable. C’est l’ivresse noire, avec des hallucinations terrifiantes, la sensation d’une forge dans le ventre ; rien de paradisiaque, je vous assure !... Et je ne vous parle pas du réveil !
— Pour les pauvres, c’est encore une joie, énonçait ***. Le chandoo que je leur cède est d’opium chinois. Et se tournant vers moi, il insistait : — Car je ne vends que du bon opium, de l’opium chinois, de l’opium de pavot blanc. — Et il vous vient d’où ? questionnais-je hardiment. — Directement de Saïgon, par des courriers qui ravitaillent toutes les fumeries dans le genre de la mienne. Ces mots « courriers » « Saïgon » produisaient un certain effet sur moi. Je ne pouvais m’imaginer que le tenancier d’une aussi banale boutique de banlieue, et de quelle banlieue, grands Dieux, celle de Saint-Ouen ! - dirigeait un commerce assez florissant pour avoir, même de compte à demi avec des confrères, des courriers jusqu’en Indo-Chine. La suite de notre entretien expliquait tout. — Voyez-vous, déclarait ***, je paie mon opium deux cents francs le kilogramme, Cela met les pipes vraiment trop chères pour le « peuple ». Il détachait ce « le peuple » avec emphase. « Chez moi, chaque fumerie revient en moyenne à dix francs. Où donc les pauvres diables pourraient-ils se procurer cette somme ? « Mes fumeurs, eux, sont des gens aisés, qui gagnent, au moins, largement leur vie. Ceux-là seuls d’ailleurs « consomment » chez moi. Les autres vont chez eux. — Et pouvez-vous montrer à monsieur votre fumerie ? interrogeait mon ami. — Volontiers, faisait *** ; mais je vous préviens que je n’ai pas beaucoup de monde ce soir. Ils sont tout en gros huit.
Il se dirigeait vers une porte du fond, l’ouvrait, nous faisait signe de le suivre. Nous prenions un couloir sombre, traversions une courette, pénétrions dans un second couloir, au bout duquel, une porte garnie de tentures ouverte, *** nous introduisait dans une assez vaste pièce aux murs garnis d’idoles, de Bouddhas et de kakémonos, mais tout cela vulgaire, très de pacotille. A terre, des débris de lattes sales ; et, vautrés, sur ces lattes, avec, à portée de la main, la lampe classique, la lampe fumeuse de toutes les fumeries d’opium, des hommes, la pipette aux lèvres, aspiraient les vapeurs de la drogue divine. L’odeur de résine, cette odeur de résine si spéciale à l’opium, me prenait à la gorge. Je toussais. Aucun des fumeurs ne semblait s’apercevoir de notre présence ; leurs âmes étaient reparties pour les pays d’enchantement jadis évoqués au Tonkin, et retrouvés à Saint-Ouen, dans cette banlieue de Paris sinistre et cynique. Ici, la fumerie apparaissait dans toute sa hideur, sale et répugnante. Les ornements (?) semblaient et devaient même sûrement provenir des marchés aux puces voisins. C’était du « décrochez-moi ça », des choses innommables, cassées, maculées et très certainement cueillies dans des chiffonnages. Ah, non, il n’y avait là rien qui pouvait inciter à s’étendre dans ces détritus, ces débris, ces lambeaux infâmes, pour fumer la drogue. Et il fallait que les malheureux intoxiqués qui s’abrutissaient à mes pieds soient bien les esclaves à jamais de leur prenante passion pour accepter de croupir dans cette fange. Car ce plancher était une véritable farge, et les murs moisis suintaient comme ceux d’une cave humide et mal tenue. Aussi quand l’obséquieux **" avait, en me désignant une paillasse inoccupée, un : — Si vous désirez... je ne pouvais me défendre d’un haut de cœur. Mon ami qui comprenait, coupait par : — Nous sommes attendus ce soir ; mais nous reviendrons. Ce à quoi *** répliquait dans un sourire grimaçant : — Comme il vous plaira. Et nous battions en retraite ; nous abandonnions cette fumerie vermineuse.
Revenus dans la première salle ; nous offrions des « tournées » à l’ancien mathurin, et pour mon édification, ainsi qu’il en avait coutume dans nos sorties, mon ami X. sans avoir l’air, mettait *** sur le chapitre de ses habitués. — Oh, ils sont tous tranquilles et pas pétardiers ! s’exclamait le tenancier de ce bouge. D’ailleurs, vous devez bien penser que je n’accepterais pas chez moi des gens qui me créeraient des ennuis. Je suis bien vu dans Saint-Ouen ; jamais d’histoires avec le quart... Et je n’ai pas envie de commencer. Et puis ; je suis la Providence de mes clients ; si jamais j’étais obligé de boucler ma boutique, que deviendraient-ils ? Où trouveraient-ils de l’opium ? « Chacun se tient ce raisonnement-là, et c’est pour ça que le plus grand calme règne dans la maison. « Et puis encore, pas de femmes chez moi, jamais de femmes, et partant une diminution considérable des chances de disputes et de « scionnages »... Un bonhomme qui a trop fumé peut avoir brusquement des idées... sur les femmes ; et s’ils sont deux dans le même cas, vous voyez ce qui peut arriver... « Je vous le répète. Ici tout le monde est tranquille. Le plus grand calme règne dans la maison... Fabrice Delphi (1877-1937) - L’Opium à Paris - 1907