Les assommoirs sont des mines à poivre, ou boîtes à poivre ; un des grands assommoirs, chaussée Ménilmontant, est cependant qualifié du titre de mine à poivre.
Une visite dans cet établissement et la reproduction de quelques conversations nous montreront les occupations les plus communes des habitués, et permettront d’apprécier les fâcheuses conséquences que le travailleur y puise.
Les jours les plus propices sont le lundi et le mardi. Vous entrez, en face du long comptoir, les sublimes sont arrimés sur un banc, ou attablés dans la salle, ou le plus souvent debout sur le pas de la porte ou dans le milieu de la salle, les bras croisés sur la poitrine, le corps un peu incliné.
Nous laisserons de côté les tournées et l’empoisonneur, nous ne nous occuperons que des conversations.
Mes-Bottes s’adressant à un groupe :
« Il paraît que Louis Philippe (le principal abonné de la mine à poivre) est en train d’aléser son cylindre [1], on m’a dit qu’il n’avait pas seulement de quoi acheter de la tisane.
— Ce qu’il y a de plus fort, reprit l’Asticot, c’est que les camarades lui portent de la jaune pour l’achever, ils veulent manger du pain et du fromage, ça se voit bien. On ferait mieux de faire une souscription ; on me disait que le gros Joseph, vous savez bien, celui qu’a un nez qui pleut dedans, en avait fait une et qu’il en avait béquillé les trois quarts ; faut-il être rosse tout de même. »
Le petit Zéphir entrant ; tous ensemble :
« Tu ne travailles donc pas ? Je croyais que t’étais embauché chez chose, lui dit un célèbre.
— J’ai commencé ce matin, j’ai vu que c’était une boîte, j’ai pissé à l’anglaise [2] et me voilà.
Mal d’aplomb interrompant :
« Je la connais, moi, c’te boîte-là. Croirais-tu, mon vieux, que le contre-coup a eu le toupet de m’affuter à trois livres dix, oui, moi, qui gagnais plus de dix francs rue Popincourt. Ah ! t’as rudement bien fait de ne pas y rester. »
Dans un groupe, la Précision se passant la main dans les cheveux :
« Aïe, aïe, aïe, j’ai les douilles [3] comme un balai à macadam. C’est-y bête de se piquer le nez comme ça, figurez-vous qu’hier je pars pour travailler, je rencontre Pet-en-l’air, qui travaille au Combat, y m’offre une blanche, à huit heures nous étions en pression, nos soupapes crachaient, j’ai fini ma journée sur un banc et ce matin j’suis pas d’attaque du tout. »
Un groupe regardant dans la rue et voyant un individi bien mis se dirigeant vers l’assommoir :
« Mais c’est Rocambole, n.. de D..., quel chic à c’t’ heure ! sa masse est complète, regardez donc le paletot à la propriétaire, des philosophes [4] vernis, pus que ça de lusque. En voilà un qu’a été à Saint-Clou et qu’a rapporté un rude mirliton, quel grelot, comme ça sonne !
— Je crois bien, dans le temps c’était la tapette [5] du Sénat.
— Y ne turbine [6] pus, pas si bête, à présent, il est dans les théâtres, il va en remonte. »
Rocambole entrant, les poignées de main marchent, un bruit se fait autour de lui. La Dent-Cruelle lui secouant le bras et lui écrasant les doigs :
« J’ai jamais été inquiet de toi, je savais bien que tu arriverais à quéque chose. A ça, t’as donc un compte chez Rothschild, t’as l’air rudement à tes affaires ; au moins t’es un zig, t’es pas fier avec les camaros. Tu te rappelles quand nous étions chez les Piettes et puis chez Cavé, nous faisions les bielles pour les machines de six cents chevaux. On rigolait dans ce temps-là, hein !
— Voyons, les vieux de la vieille, c’est moi qui régale, reprit Rocambole. Voyez-vous, mon théâtre va monter une grande pièce qu’on appellera les Insectes ; n’en dites rien, au troisième acte, y aura un grand ballet, le triomphe du faucheur, c’est madame D. qui a ce rôle-là, y nous faut pour dans quinze jours deux cents femmes pour le cortége ; mais ce qu’il y a de plus épatant, c’est qu’il faut qu’elles ne pèsent pas plus de soixante et dix livres tout habillées.
Le Baril d’anchois interrompant :
« Tu sais, vieux, la Machine à délarder est là. »
Clou de giroffle le prenant par le bras :
« Tiens, en voilà déjà deux, la Desséchée et Barbotte qui pioncent [7] sur la table. (Nous avions oublié de vous dire que l’assommoir était fréquenté par quelques femelles humaines.)
— Trop vieux et pas assez de chic ; je repasserai. Si vous connaissez des sujets, vous me les adresserez, je vous donnerai des billets.
Cet ancien sublime que nous nommons Rocambole existe, il vit des théâtres effectivement ; mais l’appoint principal est la protection d’une jolie figurante qui le gobe.
C’est l’aboyeur des quatrièmes galeries, qui criera, à une première, si le parterre fait du tapage : Ta donc des Rouennais ici [8]. Il fréquente les anciens ; du reste, il aime à venir se retremper avec eux ; il joue à la position, il raconte un tas de mensonges ; ceux qui le connaissent renchérissent sur ses blagues.
Deux sublimes se saluent : " Qué que tu fais, toi ?
— Moi, je suis embauché pour jeudi chez chose.
— C’est pour rire, que tu vas là dedans, mais va donc plutôt à la Trappe, le singe, la guenon, le contre-coup, tout ça c’est de la canaille, j’te vois pas blanc.
— Tu sais, j’te remercie de ce que tu me dis, je vas essayer, si on m’embête, je les refoulerai tous à Bondy [9], et ça sera pas long. Tu sais, je suis pas gêné, je sors de chez Richer, j’étais pour la réparation des bonbonnières [10] et des anderliques, voilà trois fois qu’ils me font demander. Si ça ne va pas, tu sais, j’aurai bientôt fait de leur jauger leur fosse.
Ainsi, voilà un compagnon qui vient, sur des renseignements pareils, pour travailler dans une maison avec des dispositions très hostiles ; aussi, au bout d’une heure, il se querelle et quitte. C’est plus qu’ennuyeux, c’est dégoûtant.
Le Raccord interpellant la Vis à chapeau :
« Dis donc, vieux, qu’est devenu ce grand rouge qu’était monté sur les machines, tu sais bien, celui qui avait dépassé deux stations quand il faisait les voyageurs ; son chauffeur et lui étaient paf ; ça devait être drôle pour les voyageurs qui attendaient.
— Je crois qu’il est mort.
— C’est dommage, c’était un bon garçon. »
Un jeune homme proprement vêtu entrant, s’adresse à un abonné : « Pardon, monsieur, vous ne connaissez pas un ajusteur et un tourneur sans ouvrage, mon patron m’envoie pour en embaucher.
— Qu’est-ce qui fait vot’ singe ?
— Des machines.
— Ousque c’est ?
— Tel endroit.
— Quelle journée qu’on donne là-dedans ?
— Cent sous.
— C’est y pour longtemps ?
— Oui, si on est capable et surtout si on ne s’absente pas. »
Un malin s’approchant : « J’y ai travaillé là-dedans ; si c’est pour un coup de main, tu peux y aller ; mais si c’est pour un bout de temps, tu ne feras pas long feu. »
Ainsi, voilà un compagnon embauché et bien disposé.
Deux autres : « Tu connais rien ?
— Non, il y a bien chez machin de l’ouvrage, il demande des tourneurs, mais c’est pas ton affaire, pas de prêt, pas d’ail, si tu manques seulement le lundi et le mardi, tu seras balancé, et puis une cloche. Vois-tu, les patrons, c’est tous des mufes, y veulent faire crever le pauvre ouvrier. »
Voilà un échantillon des conversations qu’on entend dans la mine à poivre.
En général on y fabrique la gloire des amis et l’on fait la réputation des ateliers, des contre-maîtres et des patrons. Belle et bonne occupation, qu’en dites vous ?
Dans nos visites aux assommoirs nous avons noté une cinquantaine de conversations différentes, nous avons choisi les plus courtes et les plus concluantes. Voici les titres d’une partie des sujets traités dans cette académie :
La locomobile montée en douze temps et quinze mouvements ; — la boîte, le pointeau [11] et le contremaître mis à l’index ; — l’essieu à bras tendu ; — la giroflée à cinq feuilles en plein sur le bec du singe [12] ; — le coup de sirop malgré lui ; — la feuillette chez Benoît ; — un abattis démoli ; — trois mois à l’hospice ; — cinq ramassés au poste, le singe les renie ; — Bibi fait sa panthère [13] ;— y a du deuil ;— deux à Poissy ; — un minzingue en lunette [14] ; — les mèques [15] ne brillent pas ; — les preus [16] de la capitale ; — le Régulateur vidange [17] ; — l’avance à l’échappement [18]
Quatorze mille kilos de boulets et deux canons en une nuit [19] ; — faire un train de voyageurs ; — un tube de crevé au poteau 117, il appelle le pilote ; — les prud’hommes sont des zigs ; — les prud’hommes sont des mufes ; — la manière de s’en servir ; — Pousse-en-graisse fait la banlieue ; — dix-sept heures sur le coucou [20] des mécaniciens à cent vingt-cinq francs par mois ; — le patron arrangé aux prud’hommes par Papillon ; — Blanc-de-zinc fait les marchandises, il pique les feuillettes dans les garages ; — vingt jours à la comédie ; — quatre-vingt-dix francs les cent kilos les Auvergnats [21] ; — c’est pas Six et trois font neuf [22] qui a conduit la lune avec une perche ; — le Cameléon à lunettes est du conseil ; — les succès de la pompe funèbre [23], etc., etc.
Denis Poulot (1832 - 1905) - Le Sublime ou le travailleur comme il est en 1870, et ce qu’il peut être - Edité par La commune - 1870
Une visite à la mine à poivre – 1870
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Un nom de rue qui a bien changé
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