Il occupe trois sortes d’ouvriers différents :
Les ramasseurs, les éplucheurs, les vendeurs.
Nous avons tous vu opérer le ramasseur, à la devanture des cafés ; il se faufile avec adresse entre les tables et y ramasse, sans gêner personne, les bouts de cigares et de cigarettes jetés là par les fumeurs, et souvent, en se relevant, il tend la main au consommateur le plus près de lui.
Le soir, les ramasseurs se rendent dans des assommoirs du faubourg du Temple, où les attendent les éplucheurs, qui, à leur arrivée, commencent leur journée. Assis autour de tables recouvertes de journaux, ils défont les cigarettes et cigares apportés devant eux et en retirent le tabac.
Pendant ce temps, les ramasseurs mangent leur pain et leur saucisson, et, moyennant les 15 centimes qu’ils payent pour leur verre de vin, ils obtiennent le droit de dormir.
Puis, à deux heures du matin, ramasseurs et éplucheurs sortent de l’établissement, qui ferme pour rouvrir à trois heures et leur permettre alors, pour le même prix, de faire un nouveau somme pouvant durer jusqu’au matin.
Quant aux vendeurs, ils entrent en scène dès que s’effectue la première sortie, ou mieux la fermeture du débit. Ils ont pour mission de vendre, près le marché Maubert, les paquets de tabac confectionnés par les éplucheurs et éplucheuses, car il y a des femmes parmi ces confectionneurs de paquets de tabac.
La clientèle de ces marchands se recrute surtout parmi les maçons du Limousin et de la Creuse, qui passent place Maubert en allant à leur travail et qui sont enchantés de se procurer un gros paquet de tabac pour 20 ou 25 centimes.
J’ai même connu un vrai marchand de tabac qui, plusieurs fois par semaine, venait acheter de ce tabac ramassé sur les boulevards et dans les rues, et dont les clients, paraît-il, ne se sont jamais plaints.
Cet honnête commerçant gagnait plus, on peut le croire, en allant s’approvisionner au marché Maubert qu’à la régie.
Et à propos de cette industrie exercée par des professionnels qui ont horreur du travail, je trouve dans un journal, une interview où le rédacteur nous présente les révélations d’un mégottier, comme il l’appelle, et que je ne résiste pas au plaisir de reproduire.
Il s’agit de la grande colère des ramasseurs de bouts de cigares contre la police qui les tracasse :
Il y a quelques jours, dans l’arrière-boutique d’un marchand de vin de la rue Maître-Albert, quelques « mégottiers » se sont réunis pour « jeter les bases d’un syndicat de défense et de protection mutuelle ».
Ce n’est pas la première fois que les mégottiers, dont l’industrie ne figure à la rubrique d’aucun Bottin, prennent l’initiative d’une pareille résolution. Seront-ils plus heureux aujourd’hui ? Là-bas, autour de la statue d’Etienne Dôlet, on se montre généralement sceptique. Vous comprenez, nous disait l’un d’eux, il faudrait mettre à la tête de notre syndicat un homme capable, et où le trouver parmi nous ?
— Nous avions songé à nous constituer en syndicat, continue le mégottier, parce que nous avons, tous les jours à subir les tracasseries d’agents trop zélés. On ne nous laisse pas librement exercer notre métier, qui pourtant ne gène personne. Nous sommes des gens paisibles. C’est pendant l’été que notre métier devient le plus difficile et pour peu que l’on nous ennuie, nous n’arrivons pas, au bout de la journée, à gagner un morceau de pain.
— Pourquoi l’été ?...
— C’est la morte-saison, monsieur. L’ouvrier qui, par économie, s’approvisionne chez nous, devient en été un concurrent. Il ramasse les bouts de cigare et de cigarette qu’il trouve sur son passage. Il a bien vite récolté sa provision de tabac. Autant de gain qui nous est enlevé. Mais l’hiver, ah ! dame ! l’hiver, quand les rues sont pleines de boue, il faut être du métier pour découvrir les endroits où l’on peut rencontrer des mégots à peu près propres. Tout ça ne s’apprend pas en un jour.
Notre mégotttier est sur la voie des confidences. C’est peut-être l’effet d’une « verte » qu’il lampe avec une visible satisfaction. Le voici qui cligne de l’œil :
— Et tenez, puisque vous n’êtes pas du bâtiment, je puis bien vous le dire. Il y a des endroits, où en quelques instants, j’en ai plein mes poches, de mégots—et de bons. C’est entre les grands boulevards et la rue Lafayette que « ça se passe », autour des cafés. Les théâtres donnent encore beaucoup avec leurs entr’actes, mais seulement des cigarettes. Ici la qualité varie beaucoup. A l’Opéra, à la Comédie-Française et dans quelques théâtres du boulevard, on récolte du maryland, de fines cigarettes de tabac turc, égyptien, hongrois. C’est un article très apprécié chez nous. Dans les théâtres de quartier, le caporal domine. Et puis, là, on fume la cigarette jusqu’au bout. Nous ne pouvons pas l’utiliser.
Jusqu’au bout ! il fallait voir de quel air dédaigneux cela était dit. Il est évident que le mégottier professe un suprême mépris pour tous ceux qui ne jettent pas leur cigarette à la première bouffée.
Au cours de ce bavardage, notre interlocuteur nous a fait une révélation qui a son importance et qui surprendra bien des gens. Dans certains bureaux de tabac des quartiers excentriques, le patron, peu scrupuleux, ne dédaigne pas les bons offices du mégottier.
Voici comment le trafic s’opère. Le mégottier apporte sa récolte de cigarettes à un industriel spécial qui opère une méticuleuse sélection et fait subir au tabac certaine préparation pour lui enlever un peu de son amertume. Cela fait, notre industriel l’écoulé au buraliste qui mélange à petite dose ce tabac à celui de la régie. Cela n’est ni propre ni délicat, mais l’opération est fructueuse et cela suffit.
Certains mégottiers ne sont donc pas embarrassés pour écouler leur marchandise. Peu ou prou, le métier nourrit son homme.
Malheureusement, en été, la recette journalière ne dépasse pas deux francs. C’est peu. Il est difficile dans ce cas de joindre les deux bouts. Aussi ces braves gens se plaignent-ils d’être tarabustés par les agents.
De là la petite agitation qu’on a remarquée ces jours-ci.
Bien que ces vendeurs de tabac puissent sembler exercer un métier, ils ont cependant, on l’a vu, beaucoup de rapport avec le mendiant, quand ce ne serait que par l’origine de la marchandise qu’ils offrent. Nous nous trouvons donc bien encore en présence d’une mendicité déguisée.
Georges Berry - La mendicité - 1897